Accueil > Joann Sfar : « le cinéma français ne s’adresse plus qu’à la France. »

Joann Sfar : « le cinéma français ne s’adresse plus qu’à la France. »

Accueil > Joann Sfar : « le cinéma français ne s’adresse plus qu’à la France. »

Joann Sfar est auteur et dessinateur de bandes-dessinées, cinéaste et romancier. Il a accepté de recevoir l’équipe de Jolie Bobine dans son atelier pour s’entretenir avec nous de son rapport avec ces différents mondes…

On parle beaucoup de l’état du cinéma français en ce moment. Pensez-vous également qu’il est en mauvais état ? À quoi est-ce dû ?

Je vais peser chaque mot, parce que cet été, sur mes journaux intimes que je faisais paraître dans Télérama, j’ai dit ce que je pensais et tout le monde m’est tombé dessus. Le cinéma français va très bien parce qu’il est très protégé. Cette protection induit des petites perversions, des petites faiblesses. On vit sur un contresens depuis de très longues années. Qu’est-ce qui se passe ? On a le droit de protéger le cinéma français au nom de la francophonie. Parce qu’au niveau de l’Europe, on nous interdirait de favoriser notre cinéma si c’était sous l’angle industriel. Donc, du coup, on va favoriser les œuvres en langue française… mais c’est pas ça le cinéma. Le cinéma français ce sont des tas de métiers. C’est une industrie. C’est un savoir-faire, qui ne passe pas seulement par la langue. Donc là, y a un problème. On a aussi une idée préconçue de ce que c’est qu’un film français, et de ce qu’attend le public d’un film français. Et à mon avis, le principal problème, c’est ça. On se dit que le public attend des équipes françaises qu’elles fabriquent des comédies populaires, familiales, qui vont pouvoir passer à la télé ; ou des films très intellectuels, qui s’adressent à très peu de monde et qui se passent dans des mansardes. Il y a des tas de pans de création qu’on s’interdit par paresse intellectuelle, par masochisme ou par manque d’ambition industrielle. On s’interdit les grands films pour enfants qui ne seraient pas tirés d’une bédé des années 1960. J’admire beaucoup Astérix, le Marsupilami et Boule et Bill, mais je trouve dommage qu’on ne se dise pas : « Les Anglais font Harry Potter, pourquoi on n’en fait pas un à notre façon ? » Nos techniciens rêvent de ça. Nos comédiens rêvent de ça. Et le talent pour faire ces films-là, on l’a.

On est dans une situation totalement paradoxale ! Des Américains vont payer pour venir tourner en France avec des équipes françaises des films à la Harry Potter. Des groupes français vont financer intégralement des gros films surnaturels qui se font à Londres. La Dame en noir, 25 millions d’euros, c’est financé entièrement à Londres par un groupe français. Pourquoi est-ce qu’on ne finance pas les Français quand ils veulent faire ça ? Parce qu’on se dit que le public français n’aime pas les films fantastiques français. On se dit que le public français n’aime pas les films pour enfants ou pour ados français. Et à mon avis on se plante, à cause de cette barrière de la langue. Parce que c’est une évidence que si je veux faire un film d’horreur, comme ça s’adresse à un petit public, je suis obligé de le vendre dans de nombreux pays si je veux le rentabiliser. Aujourd’hui, le public, quand on lui montre un monstre, on ne peut pas faire un truc en caoutchouc, on est obligé de faire un truc qui va coûter cher, qui va être ambitieux. Si je fais mon film sur Frankenstein ou sur Dracula, je dois pouvoir compter au moins sur les pays européens. Paradoxalement, compter sur les pays européens, ça veut dire s’exprimer en anglais.

Les Russes, les Hollandais, les Allemands, ils vont aller voir de la langue française pour rigoler. Mais sinon, ils vont soit sous-titrer pour la télévision, soit ne pas y aller du tout pour le cinéma. Moi, je défends l’idée que la langue anglaise, ça rime à quelque chose, et qu’on peut encore s’appeler cinéma français quand on fait de la langue anglaise sur certains projets. On aboutit à des films comme ceux de Gondry, qui sont parfois anglophones mais totalement français, qu’on ne considère pas comme du cinéma français. On aboutit aux films de Quentin Dupieux qui sont ultra-ambitieux, ultra-bizarres et qui parlent anglais, qu’on ne considère pas comme du cinéma français. En festival, tu ne peux pas les montrer. Ou alors, dans un festival de films américains. Et par exemple, cette question on ne se la pose pas en bédé. Moi, mes bédés, elles se vendent dans le monde entier, elles sont traduites, ça ne me pose pas de problème. Daft Punk, qui chantent en anglais, le monde entier considère qu’ils sont français.

Donc pourquoi priver les cinéastes français d’une chose essentielle : l’accès à un public mondial ? Parce que, pour en revenir au début de ce que je disais, la maladie du cinéma français, c’est que, de plus en plus, il ne s’adresse qu’à la France. Et je trouve qu’il y a de la paresse intellectuelle à se gargariser de nos rares succès internationaux. Oui, uniFrance fait très bien son travail. Oui, les réseaux de la francophonie fonctionnent très bien et permettent de valoriser au maximum cette création culturelle en langue française. Mais, enfin, on peut aussi faire du cinéma de masse, on peut aussi faire du cinéma de distraction, on peut aussi faire du cinéma d’action. Mon premier assistant a travaillé sur tous les Jason Bourne, donc des conneries avec des voitures qui explosent, des poursuites et des ninjas, il sait les faire. Et moi, je ne suis pas snob. Ce sont des films qui me plaisent. Et ma frustration, comme réalisateur, c’est que les films que j’aime aller voir au cinéma, on ne me propose pas de les faire en langue française. Donc au bout d’un moment, quand on m’aura trop emmerdé, je les ferai en Angleterre et je serai très content… Mais j’essaie de repousser le plus possible cette décision-là.

Tous vos projets de films impliquent le surnaturel. Vous pensez pouvoir les réaliser en France ?

Oui et non. C’est pour ça qu’il faut faire attention à l’autocensure. Dès que je vais expliquer tout ce que je vous explique là, tous les financiers me disent : « Mais présente-nous des choses. » Donc ça veut dire qu’il n’y a pas de méchant dans cette histoire, il y a des habitudes. Évidemment, dès que je vais présenter une chose avec des monstres, il y a un frisson et on me demande à qui ça s’adresse. Je suis sur plusieurs projets : un gros film pour enfants à la Harry Potter mais qui se passerait à Paris – je sais pas quand ça démarre –, un gros film ultra-provocant avec des robots et des monstres – je sais pas quand ça commence, ni si ça commencera un jour –, un autre film d’heroic fantasy avec des monstres, des barbares, des dragons et tout ça – là aussi j’ai un super scénariste, une super équipe, mais je ne sais pas quand on démarre – et j’ai un projet de série surnaturelle avec des monstres sur la Côte-d’Azur, qui devrait se faire avec Canal +, et là encore…

Alors comment ça marche, parce que de l’extérieur on peut se dire que je ne fous rien : j’amène un projet, les gens le trouvent séduisant, ils vont payer pour qu’on écrive, et ensuite on le présente et ça avance… et plus le projet est cher et ambitieux, plus ça prend de temps pour le monter. Des comme ça, j’en ai donc trois ou quatre que je rêve de faire. Et le jour où les gens me diront d’y aller, je serai le plus heureux du monde. Derrière moi j’ai des parrains très gentils, comme Guillermo del Toro qui me regarde de près et qui m’aide, il y a David Heyman, le producteur de Harry Potter, qui s’occupe aussi un petit peu de moi. Après, ce dont il faut se rendre compte, c’est qu’aujourd’hui, c’est difficile pour tout le monde. Pourquoi Guillermo annonce tellement de films ? Parce que sur tous ceux qu’il annonce, il y en a plein qu’il n’arrive pas à monter. Quand j’entends Pinocchio par Guillermo del Toro, j’ai envie d’y aller demain… Il a eu une très belle phrase d’ailleurs : « L’Enfer existe dans tous les pays du monde, mais avec des couleurs différentes. » Mais je ne vais rien lâcher. Je n’aime que le cinéma fantastique. Pour le reste, je le fais dans des livres. Mais si je dois faire du cinéma, je veux faire des films fantastiques.

Avec des parrains de ce calibre, pourquoi ne pas se tourner vers l’étranger pour réaliser ces films ?

Non, tout le monde adore la France. Tout le monde sait très bien qu’il y a en France des libertés d’écriture qu’il n’y a pas à Hollywood. Tout le monde sait que le cinéma français est en bonne santé et qu’un film français peut se rembourser en France. Et le manque que je verbalise, le fait qu’on n’a pas de films de super-héros, qu’on n’a pas de films d’horreur, tous les producteurs français pensent la même chose. Tout le monde serait ravi de monter des films comme ça. Moi je ne suis pas défaitiste, je pense que quelque chose est en train de se décider. Maintenant, ce qui est dommage, c’est que ça se décide totalement sans les instances gouvernementales.

J’ose à peine le dire, mais j’ai fait Gainsbourg sans le CNC, parce qu’ils ont considéré que le projet n’était pas assez intéressant – ce n’est même pas allé en commission plénière –, et j’ai fait Le Chat du rabbin sans le CNC, parce qu’ils ont considéré que ce n’était pas un film francophone du fait qu’il y avait quatre phrases en araméen à la fin ! On a essayé de pousser plus loin et ils nous ont répondu que ce n’était pas intéressant parce que c’est l’adaptation d’une œuvre littéraire… Donc c’est pas grave, maintenant on sait qu’on n’a pas ces aides-là et qu’on doit travailler sans. J’adore quand on dit qu’on a un cinéma entièrement aidé, mais ça n’a pas été le cas sur mes deux premiers films et je me dis que ça ne va pas être le cas sur la suite.

Et là où on s’entend mal aussi, c’est sur le prix d’un film. Tout le monde a raconté n’importe quoi depuis des mois là-dessus. Un film est toujours trop cher quand il ne trouve pas son public. Quand on nous dit que certains films indépendants couvrent 3, 4 ou 5 millions d’euros, bah parfois c’est trop, parce que ces films-là vont avoir du mal à exister ailleurs qu’en festivals ou dans un cercle de spectateurs très réduit. Tant mieux, il y a des œuvres formidables là-dedans. Mais quand on explique que pour un film pour enfants avec des monstres, il va en falloir 30 ou 50, c’est tout simplement parce que quand les Américains le font, c’est 500 millions de dollars. Donc je ne dis pas que je veux faire Harry Potter au prix de Harry Potter, je dis que j’ai envie d’exister dans ce monde-là et que je peux faire des films à la Harry Potter pour la moitié du prix de Harry Potter. Et je ne supporte pas cette attitude très snob et très française qui consiste à m’insulter quand je dis ça, parce que quand je dis ça on me rentre dedans en disant : « Mais ton système de cinéma pop-corn et fast-food y en a déjà assez, on n’en a pas besoin. » Ce n’est pas vrai. Il y a deux jours j’ai revu Il était une fois dans l’Ouest, ça c’était un grand film populaire qui pouvait plaire aux gosses ! Et y avait pas de second degré, y avait pas de snobisme, ils étaient pas en train de baiser dans une mansarde… Y avait des cow-boys, des chevaux, un train, y avait Claudia Cardinale et on était amoureux. Et moi j’ai envie de faire ça. Je veux faire un film où il y en a assez à l’écran pour que des gosses soient surexcités. Il faut arrêter de se mentir, les gosses aujourd’hui ont l’habitude qu’on leur en mette plein la vue, et en mettre plein la vue au cinéma ça coûte cher. Et là où on ne va pas bien, c’est qu’on considère qu’un film à 30 millions d’euros c’est un scandale et c’est trop cher. On ne mesure pas que pour ce genre de films aux États-Unis, c’est plus de dix fois ça. Cette injustice m’énerve.

Et après on m’a mal compris quand je suis allé expliquer que ça se passait mieux en Espagne. L’Espagne c’est un désastre. Le gouvernement espagnol n’aide plus son cinéma donc on ne peut plus faire un cinéma « culturel » en Espagne. En échange de quoi, ils ont été obligés de s’exporter. Donc ils font chaque année dix ou quinze énormes films de genre qui marchent dans le monde entier. Je disais juste ça : les Espagnols savent le faire. À cause du marasme espagnol, ils ont appris à faire des films d’horreur, des films à grand spectacle qui voyagent dans le monde entier. Et je crois que, dans ce domaine-là, on pourrait apprendre des Espagnols. Mais je n’ai jamais dit que le cinéma espagnol se portait très bien.

Si les lignes sont en train de bouger, pensez-vous que le blocage soit désormais centralisé dans des instances comme le CNC ?

On n’est pas là pour que le CNC cède. Le CNC, c’est formidable que ça existe. Toutes les instances de protection du cinéma sont formidables. Ça a été le côté pervers de la lettre de Maraval, tout le monde s’est imaginé qu’il fallait tout mettre par terre et ce n’est pas ça. Ce qui se passe en ce moment, c’est qu’il y a toute une génération de réalisateurs qui arrive avec de nouvelles références. Quand je vois arriver des Hazanavicius, des Riad Sattouf, des Romain Lévy, des Régis Roinsard, ce sont des gens qui ont envie que ça bouge, qui ont envie de faire du super-héros. Quand je parle avec Romain Lévy de Daredevil, il a très envie qu’on fasse un Daredevil tous les deux, ça a du sens pour lui.

Donc il y a ces références-là qui arrivent, et il y a des producteurs qui ont des envies qui ressemblent à ça. Quand on voit Thomas Langmann, Alain Attal ou des gens comme ça, ils ont envie que ça bouge. Donc il n’est pas possible que ça ne bouge pas. Après – et on le comprend toujours très mal quand je dis ça –, je viens de la bédé, de l’industrie du divertissement, et il me semble que c’est toujours formidable quand une œuvre est confrontée à son public. C’est-à-dire à sa viabilité économique. Je ne dis pas qu’il ne faut pas de protection pour le cinéma, je dis que, de temps en temps, se demander si un film est rentable, de temps en temps, se demander si un film trouve son public, c’est pas mal. Alors moi, j’ai envie de faire du film de divertissement, j’ai envie de faire des films pour les gosses, et je voudrais juste qu’on me donne les moyens de les faire ici sans m’expatrier. Et je ne suis pas le seul à demander ça…